La danse des Intore, les anciens guerriers du pays des Mille Collines, a été inscrite début décembre 2024 au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Cette danse guerrière fait la fierté des membres du ballet national du Rwanda, gardiens de l’héritage culturel du pays, mais pourrait aussi servir d’autres intérêts plus nationalistes. Après les tambours du Burundi, la Rumba congolaise, le henné, le tissu kente ghanéen ou encore la fête du Ngondo au Cameroun, quatorze biens et rituels africains ont fait leur entrée en 2024 sur les listes du patrimoine immatériel mondial de l’Unesco. Dernier trésor vivant africain à être classé, la danse des « Intore » du Rwanda souligne l’importance de cet art en tant que symbole de la culture rwandaise sur la scène mondiale.
Dans le Rwanda précolonial, les Intore désignaient de jeunes combattants d’élite issus de la noblesse tutsie et sélectionnés par le mwami, le roi, pour leurs aptitudes physiques et leurs qualités martiales. En kinyarwanda, intore signifie d’ailleurs « élu » ou « sélectionné ». Au tournant du XXe siècle, « Les pratiques auxquelles s’adonnaient ces jeunes hommes – danses guerrières (guhamiliza), tir à l’arc (kurasa), jet de lance (gutera icumu), lutte (gukirana), récitation de poèmes pastoraux et épiques (kwinikaza, guhiga) – les préparaient à remplacer leurs « pères » dans l’exercice politique et militaire du pouvoir au royaume Nyiginya. La cour, les chefs politiques et de lignages contribuaient ainsi à la construction de l’ensemble guerrier du royaume. » (réf. Vansina J., 2001, Le Rwanda ancien. Le royaume Nyiginya, Paris, Karthala.)
◆ Des piliers de la culture rwandaise
La danse Intore célèbre la vie, la force, la bravoure et la virilité des guerriers d’antan. Elle est présente lors de chaque cérémonie officielle, dans les mariages, les festivals et tous les événements d’importance. Ces danses qui incarnent une philosophie élitiste, se situent à mi-chemin entre la danse et l’art de la guerre et sont perpétuées par de nombreuses troupes dans tout le Rwanda. Les chorégraphies Intore reproduisent fidèlement les combats épiques d’autrefois. Les danseurs sont formés dans des institutions appelées itorero où ils apprennent les valeurs culturelles, la poésie et les arts du spectacle, puis sélectionnés à travers le pays pour intégrer, le ballet national, créé en 1973 et dirigé par Jean-Marie Muyango. Celui-ci regroupe les meilleurs danseurs du pays et participe à des compétitions internationales.
◆ Un art très codifié
La danse Intore est un art noble qui ne tolère pas l’improvisation. Elle revêt un caractère sacré tant elle est liée à l’histoire nationale. Les mouvements et les enchaînements de figures sont extrêmement codifiés. Alignés en rangs, tels des guerriers sur un champ de bataille, les danseurs avancent, une lance et un bouclier à la main. Ils portent des ornements en perles (« Ibitako ») sur leurs épaules et leur dos. Ceux-ci symbolisent le respect, et, selon la tradition, offrent une protection magique. Des grelots autour de leurs chevilles tintent au rythme des pas martelant le sol et des sauts. Ce son avait autrefois une valeur tactique d’intimidation sur le champ de bataille. Coiffés d’une longue crinière blonde d’inspiration féline qu’ils jettent d’avant en arrière, vêtus d’un pagne et d’une tunique en coton (autrefois les danseurs dansaient torse nu avec un pagne en peau de léopard), leurs gestes sont au départ lents et saccadés, comme pour jauger un adversaire imaginaire. Les regards menaçants, un rictus aux lèvres, les danseurs se déplacent d’un côté à l’autre dans une chorégraphie complexe, alliant élégance et agressivité brute. À certains moments, les danseurs s’arrêtent, les bras tendus, déclament ou poussent des cris de guerre. Chaque mouvement est exécuté avec une précision magistrale en synchronisation parfaite avec les autres artistes. Puis le combat s’emballe, les danseurs guerriers bondissent avec agilité, faisant tournoyer vigoureusement leurs lances. Ils esquivent et ripostent, soutenus par les chants et poèmes exaltant leurs exploits, jusqu’à terrasser leur ennemi dans une dernière charge héroïque.
◆ Cohésion sociale ou endoctrinement ?
Si les autorités rwandaises misent bien sur l’Intore (et le football) pour rassembler les populations vivant dans un pays marqué par les massacres d’environ 800 000 Tutsi et Hutu de l’opposition au gouvernement intérimaire au cours de l’année 1994, il n’en demeure pas moins que cet art pourrait abriter d’autres intentions. Ce que dénonce Jules Gahima sur le site jambonews : « Selon le langage récent au Rwanda, le mot Intore veut dire les fidèles au régime post-génocide du chef Paul Kagame. Il renvoie à la conception que les leaders politiques de Kagame se font du citoyen modèle : le citoyen qui acclame le régime, ne le critique jamais, et combat coûte que coûte quiconque ne voit pas les choses de la même façon que le régime en place. Pour ce qui est de son organisation et de son fonctionnement, l’itorero actuel reflète un programme bien décentralisé pour inculquer dans la population l’idéologie du FPR, de façon très efficace ».
Certes, le gouvernement actuel du Rwanda (le Front patriotique rwandais, FPR dont le président est Paul Kagame) a choisi de faire d’une institution éducative et guerrière
qui existait avant la colonisation du pays l’un des principaux vecteurs de la reconstruction nationale, selon les auteurs de « Les politiques d’itorero au Rwanda ». Plus de deux
millions de « choisis » ont ainsi été formés au dispositif depuis 2008. L’Unesco soutient d’ailleurs cette démarche et souligne le rôle de l’Intore dans la promotion de la cohésion sociale. Ce que confirme Butera Masamba Intore, directeur artistique et entraineur du ballet national du Rwanda : « L’intore a un rôle unificateur déterminant après le génocide des Tutsis. La danse a été un outil pour mettre ensemble les gens, et je ne dirais pas pour oublier, mais pour se réconforter, s’associer. Que tu sois d’une classe riche, pauvre, moyenne, cultivateur ou éleveur, la danse rassemble tout le monde. Ce n’est ni une danse guerrière, ni une simple performance esthétique. Intore incarne la noblesse, l’intégrité et les valeurs qui nous accompagnent tout au long de la vie. »
Brigitte Postel
+ Crédit photo en-tête d’article : ©Pixabay
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