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En Tanzanie, des habitants demandent à l’Allemagne de leur rendre les ossements de leurs ancêtres


Un récent article du Guardian revient sur le documentaire The Empty Grave (« La tombe vide », inédit en français) qui retrace le passé colonial douloureux de la Tanzanie à l’époque de la colonisation allemande. Un grand nombre de résistants qui avaient pris les armes contre l’occupant ont été tués et leurs dépouilles ramenées en Europe. Depuis des décennies, certains de leurs descendants mènent campagne pour rapatrier leurs dépouilles volées, ce qui les a privées de leurs rituels d’enterrement traditionnels.



L’Afrique orientale, qui comprend les régions actuelles du Burundi, du Rwanda et de la Tanzanie continentale (l’ancien Tanganyika), a été colonisée pendant trente- trois ans par les Allemands, de 1885 à 1918. La revendication de l’Allemagne sur cette partie du continent avait été formalisée lors de la conférence de Berlin de 1884-1885 où les puissances européennes se sont partagé l’Afrique, sans que les populations qui y vivent n’aient leur mot à dire.
La Tanzanie continentale a été un important centre de résistance à la domination coloniale. La répression allemande fut systématique et violente, les révoltés étaient pendus publiquement. Au cours de cette période sombre, les Allemands ont dû faire face à des dizaines de mouvements de résistance contre leur occupation, le plus meurtrier étant la rébellion de Maji Maji, un mouvement de masse d’origine rurale réunissant plusieurs tribus africaines de 1905 à 1907, au cours de laquelle 300 000 personnes auraient trouvé la mort.


Les crânes et les os de nombreux de ces opposants étaient alors envoyés en Allemagne où des scientifiques les étudiaient. Ce phénomène s’explique en partie par l’intérêt considérable porté à la phrénologie, une science aujourd’hui discréditée qui prétendait que les caractéristiques fondamentales d’une personne se reflétaient dans la forme de son crâne. Les Européens tentaient ainsi d’étayer leurs prétendues théories sur les races pour démontrer la supériorité raciale des Blancs et l’infériorité des peuples africains.


©The Empty Grave (Kaburi Wazi/Das Leere Grab) (2024)


◆ Identifier et rapatrier les ossements
Depuis des décennies, les descendants de certains de ceux qui ont pris part à la révolte ont mené une campagne largement ignorée en faveur du rapatriement des restes de leurs aïeux. Ce mouvement de rapatriement des restes a commencé à prendre de l’ampleur avec le documentaire The Empty Grave qui suit deux familles dans leurs démarches et montre que, pour ces descendants, le vol des dépouilles les a privés de leurs rituels traditionnels. Pour ces peuples, l’idée que la tête ait été séparée du corps, puis enlevée à la terre, est profondément choquante. Dans la culture Chagga par exemple (une des ethnies concernées par le rapt des dépouilles et/ou des crânes seuls), les morts sont censés être enterrés dans la propriété familiale afin qu’ils puissent continuer à veiller sur les vivants. Le fait de ne pas respecter ces pratiques pourrait avoir, selon les croyances, des conséquences néfastes sur les générations suivantes.


Selon The Guardian qui détaille le documentaire, « à Songea, John Mbano, juriste, et sa femme Cesilia, professeur d’histoire à l’école primaire, recherchent les restes de l’arrière-arrière-grand-père de Mbano, Nduna Songea Mbano. Chef du peuple Ngoni, Songea a été pendu par les colonialistes allemands en 1906 pendant la guerre de Maji Maji. Après son enterrement, sa tête a été volée et emportée en Allemagne ». Les recherches de John et Cesilia les conduisent à Berlin, où ils rencontrent la ministre d’État Katja Keul et demandent que la dépouille soit retrouvée et restituée. Ils visitent le centre archéologique de la Fondation du patrimoine culturel prussien, qui conserve des milliers de restes humains volés. « Spirituellement, la tête d’une personne est tout », explique John Mbano à Katja Keul dans le film. « Ainsi, lorsque sa tête a été coupée et envoyée ailleurs, cela signifie que toute la communauté a perdu ses idées et ses rituels. »


Sans oublier Mangi Lobulu Kaaya de la communauté Meru, dans le nord de la Tanzanie, qui a été pendu par les colonialistes allemands en 1900 et son squelette emmené à Berlin. Les restes de Kaaya ont été retrouvés en 2022 aux États-Unis, où ils avaient été expédiés de Berlin.


◆Travail de mémoire
Les gouvernements tanzanien et allemand ont hésité à enquêter sur ce sujet et à y faire face, mais à mesure que les Africains en apprennent davantage sur le colonialisme et réclament la restitution des reliques volées, la situation évolue. En 2023, le président allemand Frank-Walter Steinmeier s’est rendu à Songea, où il a rencontré les descendants de Songea Mbano, et s’est excusé publiquement pour les crimes commis à l’époque coloniale. Il a déclaré que son pays chercherait à retrouver et à rapatrier les dépouilles de Songea Mbano ainsi que celles d’autres personnes. Le documentaire a été présenté pour la première fois au Festival international du film de Berlin en février dernier, avant d’être diffusé dans les cinémas allemands. Il a également fait l’objet de projections publiques à Dar es Salaam, Songea et Meru, et d’autres sont prévues. « Notre priorité a été de faire en sorte que le film soit diffusé dans les lieux d’origine des familles », a déclaré Amil Shivji, coproducteur et fondateur de Kijiweni Productions qui a produit le film. « Non seulement pour rendre hommage aux familles vivantes et décédées, mais aussi pour inciter davantage de personnes à se manifester et à parler de leurs ancêtres potentiellement disparus ». Ce travail de mémoire résonne aussi avec le cas du Rwanda, qui fut sous administration belge de 1920 à 1962. À la suite des démarches entamées en Allemagne, la Belgique a décidé en avril 2024 de voter des lois sur la restitution des restes humains spoliés dans leurs anciennes colonies. Quant à la France, le Parlement français a adopté fin 2023 une loi sur la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques françaises à des Etats étrangers. Plusieurs demandes officielles de restitution sont en cours, pour des vestiges d’Aborigènes, en Australie, de résistants à la colonisation française à Madagascar et espagnole en Argentine. Sans oublier les victimes autochtones guyanaises exhibées dans des « spectacles ethnologiques », prémices des zoos humains. Leurs lointains descendants sont venus en 2024 réclamer leurs restes afin de les inhumer selon les rites des populations du Maroni.


Reste que cette recherche d’identification n’est pas simple. Il faut parfois se contenter d’analyses documentaires car dans certaines cultures, il est tabou de faire des prélèvements pour réaliser des analyses ADN. « C’est le cas pour les Aborigènes, qui refusent toute analyse invasive, car c’est contraire à leurs croyances et ils estiment que cela porte atteinte à la dignité des personnes », confie Christine Lefèvre, directrice des collections naturalistes du MNHN. Heureusement, l’engagement des descendants permet encore de faire avancer le travail de mémoire, plus d’un siècle après les exactions des colonisateurs.


Brigitte Postel




+ Crédit photo en-tête d’article : ©Pixabay



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