PAVILLON CENTRAL HUNI KUIN

Huni Kuin à la Biennale 2024


Foreigners everywhere, “des étrangers partout”, le thème de la 60e Biennale Internationale d’Art de Venise 2024 sélectionné par Adriano Pedrosa, son commissaire d’origine brésilienne, a mis à l’honneur les populations autochtones du monde entier sur la scène globale de l’art contemporain. De Nouvelle Zélande, le collectif Maori Maataho a remporté le prestigieux Lion d’Or de la Biennale d’Art pour son immense installation en tissage réalisée sur le site de l’Arsenal. Pour la première fois, un artiste Amérindien, Jeffrey Gibson, a représenté les Etats-Unis, amenant avec lui une troupe de «Jingle danseurs» autochtones à l’occasion de l’ouverture du Pavillon Américain. De Lima, la peintre Amérindienne Violetta Quispe a présenté ses œuvres relatant l’histoire de sa  communauté au Pérou… Pour ne citer que quelques-uns des artistes des Premières Nations venus d’Amérique latine, d’Asie, du Pacifique…

Cette 60e édition de la Biennale d’art de Venise, marquée par la présence significative d’artistes autochtones sur la scène artistique internationale, a signé un tournant historique dans la reconnaissance de leur création contemporaine. Une évolution constatée par Louis Grachos, l’un des commissaires de l’exposition de Jeffrey Gibson, The space in which to place me, L’espace où me situer.

“Je remarque, pour la première fois, l’intérêt grandissant de collectionneurs de musées, de commissaires d’exposition, et une attention nouvelle pour l’art autochtone contemporain”, souligne Louis Grachos, directeur de la Biennale d’art contemporain Site Santa Fe au Nouveau-Mexique. Avis partagé par la co-commissaire Kathleen Ash-Milby, Amérindienne Navajo, responsable de l’art amérindien au musée de Portland en Californie. “Lorsque j’ai démarré dans le milieu de l’art il y a trente ans, l’art amérindien n’était pas reconnu comme faisant partie de l’art contemporain ; et certains artistes amérindiens devaient vraiment persister pour arriver à percer, car on ne souhaitait même pas voir leurs oeuvres. L’un des facteurs de changement a été la crise du climat, qui a mené à une reconnaissance des peuples autochtones, soudainement perçus sur un autre mode,  et tout à coup reconnus”.

Aujourd’hui, c’est avec “Kapewe Pukeni”, une gigantesque fresque murale de sept cent mètres carrés réalisée sur la façade du Pavillon Central de la Biennale, qu’est représenté le Collectif Mahku d’Amazonie brésilienne, “le Mouvement des artistes Huni Kuin”, en investissant l’un des pavillons principaux de la Biennale, visible dès l’entrée des Giardini, le site central de la Biennale. Recouvrant l’ensemble du Pavillon, cette fresque illustre le mythe originel du “pontalligator” de la tradition Huhni Kuin.

L’alligator, animal ancestral des Huni Kuin, symbolise un pont entre deux mondes : évoquant les récits originels de la mythologie Huni Kuin, la peinture décrit ce passage entre l’Asie et l’Amérique à travers le détroit de Béring, au cours duquel les Huni Kuin ont rencontré un alligator, qui leur a proposé de les transporter sur son dos, en échange de nourriture… Cette peinture traduit l’imaginaire Huni Kuin lors des cérémonies d’ayahuasca, une vision amérindienne amazonienne de leur cosmogonie. Multicolore et foisonnante d’espèces animales et végétales, la gigantesque fresque transmet un épisode fondateur de leur histoire : car la mission du Mahku, le Mouvement Artistique Huni Kuin, est de traduire en peinture les chants traditionnels Huni Kuin et leurs visions lors des cérémonies du “Nixi Pae”, l’ayahuasca. Dirigée par Iba Huni Kuin, Isaias Sales, le fondateur du Mahku, chanteur, professeur, chamane, «Kapewe Pukeni» a été réalisée par son fils Bane Huni Kuin, leurs cousins Pedro Mana et Acelino Tuin, son épouse, l’artiste d’origine amérindienne Karaja Kássia Borges, et  son beau fils, Itamar Rios Borges.

“J’ai compris que nous avions un patrimoine immatériel, qu’il fallait transformer en patrimoine matériel, en traduisant nos chants et de nos visions sous ayahuasca en dessins”, explique Iba. “Car les chants ne peuvent se déplacer; mais grâce à nos dessins, les non-Huni Kuin ont la possibilité d’accéder à nos visions. Nos chants représentent une bibliothèque visuelle de notre culture lors des rituels de l’ayahuasca: ils sont notre mémoire”. Après l’exposition collective «Histoires de voir», à la Fondation Cartier en 2012, et la Biennale de Sao Paulo en 2023, le Mahku s’exposait pour la première fois à la Biennale de Venise en 2024. Pour Itamar Borges, le beau-fils d’Iba, qui participe pour la sixième fois aux créations du Mahku, “cette collaboration, à la Biennale internationale d’art de Venise, à un projet d’une telle envergure, a été une grande émotion, et une expérience exceptionnelle”.

Iba Huni Kuin

 


Entretien avec Itamar Borges

À quand remonte  l’existence du collectif Mahku, et comment avez-vous été amené à en faire partie? 

Le collectif Mahku est né de la volonté d’Iba, son fondateur, et il existe depuis 2012 : Iba  souhaitait créer un catalogue des chants Huni Kuin, car son père, dont il recevait les enseignements des rituels d’ayahuasca, était une encyclopédie vivante. Aussi Iba ne voulait-il pas que ce savoir se perde. Il a donc entrepris de traduire en peintures les chansons que lui transmettait son père lors des rituels, à destination des non Huni Kuin. J’ai été amené à participer au Mahku par ma mère, qui, d’origine amérindienne Karaja, a épousé Iba. J’ai grandi dans l’état du Minas Gérais, où vivent les Karaja, mais je ne fais pas partie d’une communauté autochtone; j’exerce le métier d’architecte à Sao Paolo, tout en  maintenant un ancrage avec le collectif Mahku depuis 2020. Différents artistes participent au Mahku, ainsi que l’ensemble de la communauté  Huni Kuin.

Itamar Borges

Que représente cette fresque?

Elle illustre un pont entre deux univers; le pont est symbolisé par un alligator, une croyance Huni Kuin. Elle transmet le chant associé à ce récit de la traversée des mondes. Les Huni Kuin entretiennent aussi une relation particulière avec le boa, également présent dans cette peinture: comme vous le voyez, toute la façade du Pavillon est bordée par la figure du boa, l’animal mythique des Huni Kuin.


Et hormis le boa, quels sont les autres animaux emblématiques des Huni Kuin visibles dans cette peinture?

Tous les animaux de l’Amazonie s’y trouvent: l’oiseau, les poissons, la tortue, le crabe… qui constituent la base de l’alimentation des Huni Kuin. Mais il est important de rappeler l’élément central des peintures du collectif Makhu, qu’est l’ayahuasca, la boisson hallucinogène essentielle dans la culture des Huni Kuin: le «Nixi Pae», selon le terme Huni Kuin pour désigner les rituels de l’ayahuasca.


Cette fresque est donc réalisée à partir de visions sous ayahuasca? Mais en dehors de ces rituels, la peinture fait-elle partie des traditions Huni Kuin?

Cette peinture représente en effet les chants mythiques des Huni Kuin, et leurs visions sous ayahusca; et c’est aussi la raison pour laquelle il n’est pas possible de tout en expliquer. Par le passé, les Huni Kuin ne peignaient pas. Ils fabriquaient  des colliers de perles, comme celui que je porte. Mais aujourd’hui, avec la création du collectif Mahku, la peinture fait partie intégrante de la culture Huni Kuin. Toutes les communautés Huni Kuin ne peignent pas; seule la nôtre réalise ce type de peintures.


Vous-même, avez-vous fait l’experience de l’ayahuasca?

J’ai en effet participé aux rites dirigés par Iba; car il s’agit d’un processus de connaissance de soi et de transformation intérieure, qui permet l’accès à une autre réalité. Et il est d’usage, dans la culture Huni Kuin, d’en prendre une fois toutes les deux semaines, ou une fois par mois.


Combien de temps la  réalisation de  cette fresque a-t-elle exigé?

Nous nous y sommes consacrés à plein temps, pendant quarante cinq jours; et nous avons peint directement sur la façade, sans modèle, ni pré-croquis.


Existe-t-il des écrits Huni Kuin?

Non; les langues amérindiennes du Brésil n’ont pas d’écriture. Mais aujourd’hui, le développement de publications d’écrits en Huni Kuin est en progression. Et il est intéressant d’observer que la langue des Huni Kuin, qui était en voie de disparition, est en train de renaitre à partir des recherches d’Iba, et se développe pour devenir à présent la langue principale des Huni Kuin.


Quelle  relation les Brésiliens entretiennent-ils avec la culture amérindienne du Brésil?

Ils en ont une connaissance limitée, et une vision de la population amérindienne comme d’un tout, alors qu’il existe deux milles groupes, tous différents les uns des autres. C’est un peu comme si on associait un Italien à un Français. Les communautés amérindiennes sont très distinctes les unes des autres, même si elles ont en commun certaines caractéristiques.

 

Le racisme est-il présent? De quelle manière les Brésiliens s’identifient-ils comme Amérindiens, notamment ceux d’entre eux susceptibles d’être en partie Amérindiens?

Oui, bien sûr, le racisme existe; or la plus grand partie de la population est métissée. Et il arrive que des Amérindiens ne se reconnaissent pas comme tels car ils s’imaginent que pour se définir comme Amérindien, il faut impérativement vivre dans une communauté autochtone. D’où, en effet, une difficulté pour certains Amérindiens à se reconnaître comme tel lorsqu’ils ne font pas partie d’un groupe. Et, effectivement, le racisme est toujours présent, et perceptible à travers certaines expressions faisant allusion aux Amérindiens, telles que, “c’est un problème d’Indien”. Ou bien,  “il s’agit d’une histoire d’Indiens” : ce qui signifie que seul un Amérindien serait capable de s’impliquer dans un tel projet . On entend cela par exemple, à propos d’une activité de fin de semaine dépourvue d’intérêt, que seul un Amérindien, donc, serait susceptible d’entreprendre.  

 

Quel est votre sentiment sur la présentation de cette fresque du collectif Huni Kuin Mahku lors de cette Biennale d’Art de Venise 2024?

C’est fantastique que cette représentation de la jungle, réalisée par une petite communauté amérindienne d’Huni Kuin d’Amazonie, soit contemplée aujourd’hui sur la façade principale de la plus ancienne biennale d’art du monde, et que nous ayons pu y transmettre notre vision de la  réalité!


Comment l’expliquez-vous?

Il y a aujourd’hui un courant global de réparation historique au niveau mondial, et une mise en lumière de populations jusque là réduites au silence, et ignorées. 



Iba Huni Kuin à la Fondation Cartier, Paris

En 2012, lors de l’exposition collective “Histoire de voir” à la Fondation Cartier, Iba expose pour la première fois: il évoque la place centrale de l’ayahuasca dans la culture Huni Kuin, et la genèse du collectif des artistes Huni Kuin, Makhu, dont il est le fondateur.

Entretien avec Dominique Godrèche

Collectif Makhu

“On nous appelle les Huni Kuin, ou Kaxinawa, mais ce terme n’est pas notre vrai nom: lorsque les Blancs sont arrivés, ils nous ont demandé quels animaux nous avions coutume de tuer, et nous leur avons répondu: les chauves souris, ou «kaxi». Ils nous ont alors nommé les Kaxinawa; et cela continue. Mais notre véritable nom, Huni Kuin, signifie “les vraies personnes”: Huni signifie “hommes”, et Kuin “vrais”. 

Dans la région de l’Acre, où nous vivons, sur les terres indiennes du Rio Jordao, en Amazonie, à la frontière avec le Pérou, habitent quatorze ethnies: à partir de la démarcation de nos terres en 1984, la prospection minière a cessé, et nous avons pu reprendre la célébration de nos rites. Nous nous sommes alors demandés ce qu’il adviendrait de notre langue; je réfléchissais à la façon de poursuivre le travail de mon père, dont je recevais les enseignements des rituels d’ayahuasca. Aussi, à dix-neuf ans, ai-je quitté la forêt, pour entreprendre des études à l’université de Rio Branco, la capitale de l’Acre. Aujourd’hui je suis professeur de plantes médicinales, peintre, chercheur des esprits de la forêt, chamane, chanteur des rituels de l’ayahusca. Car au Brésil, nous, Huni Kuin, avons le droit de consommer l’ayahuasca, dont les rituels obéissent à  des règles précises. Je les ai apprises de mon père, et les ai transmises à mes fils. Depuis l’enfance, j’écoutais mon père chanter. Aussi un jour, me suis-je mis à dessiner les formules qu’il prononçait lors des cérémonies d’ayahusca; parce que je voulais  traduire en peintures ces chants de guérison. Et c’est cela que mes dessins relatent: voici la terre, les arbres, les animaux, les oiseaux, le serpent Jiboa (serpent sacré), et nous, les Huni Kuin. Cette peinture représente la création de notre univers. Car j’ai vu la genèse du monde sous ayahuasca; aussi ai-je dessiné chacun des chants, afin de ne pas les oublier. Car les chants ne peuvent se déplacer. Mais grâce à nos dessins, les non-Indiens peuvent accéder à nos visions: nos chants représentent une bibliothèque visuelle de notre culture, ils sont notre mémoire, et continuent d’exister de génération en génération, nous prodiguant force et lumière. Pendant longtemps, j’ai gardé mes savoirs secrets: aujourd’hui, ils se trouvent dans les musées. L’ayahusca, notre médecine, nous permet de voir la lumière, et nous renseigne sur notre passé: lors des rituels, je voyage parmi les esprits de la forêt, et j’apprends les chants de guérison. Grâce à l’ayahuasca, nous nous souvenons de notre histoire, et de nos Anciens.” 


Textes et photos: Dominique Godrèche

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